Caroline et Sophie Rostang, la cuisine en héritage

par Anne Bourgeois

Héritières d’une maison au banc d’huîtres mythique, Caroline et Sophie Rostang ont repris Dessirier en sororité : un féminin fort, sensible sans faiblesse, exigeant sans brutalité. Gardiennes du temple, elles modernisent la maison par conviction : engagement pour les ressources marines, cave pensée comme un geste d’auteur, management apaisé, décor réinventé… Rencontre avec un duo qui réécrit à quatre mains l’héritage familial et propulse cette table parisienne emblématique dans le XXIᵉ siècle sans en perdre l’âme.

 

Héritières d’une lignée multi-étoilée, vous avez grandi dans un univers où la cuisine était à la fois une tradition familiale et un métier longtemps dominé par les hommes. Comment avez-vous trouvé, chacune, votre place dans cet héritage exigeant ?

Caroline Rostang :  J’ai été élevée dans les restaurants de mes parents, puis j’ai fait l’école hôtelière en Suisse. À la sortie, mon père m’a proposé de passer “quelques mois” dans la maison familiale avant d’aller voir ailleurs… et je ne suis jamais partie. Je ne me voyais pas forcément en cuisine — je pense que je n’avais pas envie de “gérer complètement mon égo” dans ce registre-là — mais j’ai trouvé ma place en étant moi-même, avec un style de direction très différent des générations précédentes. 

Sophie Rostang : Je suis arrivée un peu plus tard, après un passage dans l’agroalimentaire. Un souci de santé a été un tournant. J’ai rejoint l’entreprise familiale “sur le tas”, progressivement, en gagnant ma place. Il a fallu obtenir la confiance de gens qui nous avaient vues petites, avec parfois des réflexes très “Ancien Monde”. Mais à un moment, ce n’était plus la question : on travaillait, on prenait des décisions, on assumait. 

Vous dirigez aujourd’hui plusieurs établissements emblématiques. Comment fonctionne votre duo au quotidien, et comment répartissez-vous vos rôles entre organisation, gestion, créativité et accompagnement des équipes ?

Caroline & Sophie Rostang :  À présent, nous nous sommes recentrées : Dessirier, Odette (rue du Pont-Neuf) et un rôle de consultantes au Train Bleu. Les trois maisons sont ouvertes 7 jours sur 7, ce qui impose une planification très précise.
Nous sommes un vrai duo : beaucoup d’émulation, beaucoup d’idées — certaines font “plouf”, d’autres deviennent des plats, des cartes, des projets. Nous partageons les soirs en salle : deux à trois soirs chacune par semaine, en faisant très attention à ne jamais nous contredire devant les équipes. Si l’une dit blanc, l’autre ne dira pas rouge ; on en parle ensuite.

Caroline s’occupe beaucoup de la cave et des vignerons, nous travaillons toutes les deux avec les chefs sur l’évolution des cartes, notamment au regard de notre engagement envers les ressources marines. Nous avons signé la charte Ethic Ocean et fait le choix du direct avec les pêcheurs bretons, dans le respect des périodes de reproduction (pas de bar, pas de sole, pas de Saint-Jacques hors saison). C’est courageux : certains clients râlent. Mais c’est notre façon de faire progresser nos équipes et nos maisons dans un secteur qui bouge vite. »

Sophie Rostang

Caroline Rostang

Sophie et Caroline, l’art Rostang au féminin

 

 

Le milieu de la restauration reste encore très masculin. Comment travaillez-vous à faire évoluer les équipes et à encourager davantage de femmes à rejoindre — et rester dans — les cuisines ?

Caroline & Sophie Rostang :  Il y a encore très peu de femmes dans les brigades : la pénibilité, les horaires, le 7/7 restent de vrais freins. Ici, nous n’avons pas “féminisé” massivement les équipes : une cheffe de rang, des hôtesses, mais la majorité des postes restent masculins. Avec peu de turnover, les équipes changent lentement. Ce que nous faisons, en revanche, c’est transformer la culture interne : refuser la violence, refuser les coups de gueule. Nous répétons sans cesse que chaque poste est respectable, et que le savoir-être compte autant que le savoir-faire. Nous observons aussi de plus en plus de femmes cheffes — comme celles citées durant l’entretien — qui montrent d’autres modèles. À notre échelle, nous soutenons cette dynamique : oui, un leadership féminin peut être ferme sans être violent, exigeant sans être humiliant. 

Caroline, vous avez développé la cave qui porte votre nom chez Dessirier, dans un domaine où les femmes sont encore rares. Comment avez-vous construit votre crédibilité, et voyez-vous une réelle féminisation du secteur ?

Caroline Rostang :  La cave, c’est vraiment ma “part” dans la maison. J’ai tout appris avec notre ancien chef sommelier du restaurant gastronomique. Quand nous avons vendu la maison mère, il ne s’est plus occupé des vins, et j’ai décidé de prendre la suite : aujourd’hui, la carte de Dessirier, c’est ma sélection.
Je travaille surtout avec des petits vignerons, rencontrés sur le terrain. J’aime les vins qui racontent un terroir plus qu’une mode. Je veux une carte lisible : blancs, rouges, régions — que l’on soit connaisseur ou non.
La féminisation avance doucement : nous travaillons avec des vigneronnes comme Tessa Laroche à Savennières ou Isabelle Suire dans la Loire. Ce n’est pas la majorité, mais les choses évoluent. Ce qui compte, c’est la qualité des vins — et la relation humaine, femme ou homme. 

Vous avez récemment repensé entièrement la décoration de Dessirier, avec un regard plus féminin. Comment cette transformation s’est-elle décidée et en quoi reflète-t-elle votre identité ?

Caroline & Sophie Rostang :  Le restaurant a eu plusieurs vies : différentes décorations, plusieurs architectes — hommes. Tous avaient surtout fait “leur” décor. À un moment, cela ne nous ressemblait plus.
Nous voulions une atmosphère chic, chaleureuse, où l’on se sente “chez soi”. Une amie, Nathalie Blanc — créatrice de lunettes — a un goût incroyable, et on l’a sollicitée. Elle n’avait jamais décoré un restaurant, mais nous lui avons donné carte blanche. Trois semaines de travaux, souvent de nuit. Elle a travaillé avec l’existant : les luminaires, le bois, la circulation. Elle a ajouté des matières, des courbes, un esprit sable et années 70 revisité, des petites lampes sur tables, des LED derrière les banquettes. Le résultat est plus féminin, plus doux, plus chaleureux — un décor qui correspond à notre identité, loin du froid des grandes brasseries classiques. »

La transmission occupe une place centrale dans votre parcours. Que souhaitez-vous transmettre à vos équipes et à la génération suivante, dans un métier encore très exigeant pour les femmes ?

Caroline & Sophie Rostang :  À nos enfants, nous répétons : trouvez un métier qui vous anime. Ils nous voient beaucoup travailler, ce qui ne fait pas toujours rêver… mais ils nous voient aussi épanouies. On cuisine beaucoup avec eux. Ils savent d’où ils viennent. La transmission passe aussi par nos livres : le premier retraçait l’histoire des six générations via des recettes et des souvenirs ; le prochain portera sur “le goût de la famille”.
Avec nos équipes, nous transmettons le respect, le sens du collectif, la saisonnalité, l’amour du produit bien sourcé — et cette idée que la cuisine reste un acte d’amour. Oui, c’est un métier exigeant, surtout pour les femmes, mais il peut exister sans brutalité, sans machisme, sans culture de la peur. Si nous laissons ça derrière nous, ce sera déjà une belle part d’héritage. 

 

Anne Bourgeois
Photos©Delphine Constantini  

Lire aussi : Un déjeuner chez Dessirier

Vous devriez aussi aimer

Laisser un commentaire