Événement théâtral de cet hiver, cette épopée de sept heures, mise en scène par Éric Ruf, qui signe son baroud d’honneur avant son départ de la Comédie-Française, offre une lecture nouvelle du Soulier de satin de Paul Claudel. La troupe du Français réinvente cette œuvre mythique, où l’amour impossible et les tourments de l’âme se heurtent aux vastes horizons des conquistadors. Une expérience hypnotique, suspendue dans le temps.
Orchestrer cette odyssée dramatique en forme de traversée de vingt ans, construite en quatre journées, qui narrent l’histoire de Don Rodrigue et Doña Prouhèze, épouse du gouverneur Don Pélage, à l’époque des conquérants et des navigations sur des mers lointaines, est une gageure. Éric Ruf s’est attaqué à cette pièce de Paul Claudel, dont l’auteur lui-même pensait qu’elle ne serait créée que dix à vingt ans après son écriture. Prophétie qui se révéla exacte : Jean-Louis Barrault la mettra en scène en pleine Occupation, en novembre 1943, soit quatorze ans plus tard, dans cette maison qui est la nôtre, le Français. Éric Ruf a repris à son compte cette phrase de l’écrivain : « L’ordre est le plaisir de la raison, mais le désordre est le délice de l’imagination. »
Il faut dire que c’est un défi de rendre l’imagination charnelle avec cette langue poétique, lyrique, où l’absurde et le comique s’épousent, saupoudrés d’un désespoir mystique. Antoine Vitez l’avait fait de la nuit à l’aube, en Avignon en 1987 avec, dans le rôle-titre de Doña Prouhèze, Ludmilla Mikaël. Dans cette version de sept heures, qui convoque une partie de la troupe du Français, c’est sa fille, Marina Hands, après le personnage d’Ysé dans Partage de midi, qui reprend le flambeau avec cette infinie tendresse et cette colère rentrée qui en font une héroïne poignante, prise en étau entre amour et raison, celle à qui Don Rodrigue déclare ces mots : « Tu es la seule, l’unique. Rien au monde ne pourra changer cela. Tu es inscrite en moi comme une vérité éternelle. »
Alors, sept heures, me direz-vous…
Beaucoup craignent l’ennui, le mal assis, mais une fois que la pièce commence, la flamboyance des comédiens et comédiennes de tout âge emporte tout. « La scène de ce drame est le monde », ainsi débute le spectacle. Et l’on voyage en effet, avec nos voisins, dans un road trip hypnotique : pas un soupir pendant la pièce, pas de sorties intempestives. Nous, spectateurs, devenons partie de cette tragédie, de l’Afrique à l’Italie, à la mer des Baléares. Cet amour impossible entre Doña Prouhèze et Don Rodrigue, cet enfant qu’elle abandonne, la fin tragi-comique de Don Rodrigue… Éros et Thanatos se croisent dans ces sept heures où l’intime rejoint l’universel et où nous sommes, en ce temps suspendu, tous compagnons de douleur et de joie.
Le Soulier de satin : une épopée de sept heures, mise en scène par Éric Ruf
Les costumes de Christian Lacroix magnifient un décor épuré où s’écoule la musique de l’orchestre, menée par Vincent Leterme. Grâce à une scène étroite qui traverse la salle, cette ferveur propre au théâtre fait basculer les regards des acteurs, si proches de nous, vers un absolu qu’ils nous partagent, pourtant si lointain. De Danièle Lebrun, rayonnante à 87 ans, à Didier Sandre, en grand désabusé caverneux, de Laurent Stocker, histrionnant avec délectation, à Christophe Montenez en Don Camille impétueux, ils portent le texte à pleine bouche et nous le jettent entre nos mains, nous décochant des flèches dans le cœur et des rires au bord des larmes. « À quoi ça sert d’avoir un père si l’on n’est pas sûr de lui ? » Cette référence de Claudel à la crucifixion, mais aussi à l’histoire universelle des abandons, a laissé beaucoup d’entre nous sur le rivage des sanglots étouffés.
Alors, courez-y ! Dans notre monde où la vitesse a pris le pas sur la contemplation, c’est une joie de retrouver ce qui est tellurique et mythologique en nous : vivre à pleines dents et mourir à la fin.
Le Soulier de satin de Paul Claudel
Version scénique et mise en scène : Éric Ruf
La comédie française
Jusqu’au 13 avril 2025
Distribution
Avec Alain Lenglet, Florence Viala, Coraly Zahonero, Laurent Stocker, Christian Gonon, Serge Bagdassarian, Léa Suliane, Didier Sandre, Christophe Montenez, Marina Hands, Danièle Lebrun, Baptiste Chabauty.
photo @comediefrançaise
Anne Bourgeois
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