Minou Azoulai, Tueuses, ces femmes complices de la cruauté nazie

Entretien avec Minou Azoulai, auteure avec Véronique Timsit du livre « Les Tueuses, ces femmes complices de la cruauté nazie »

par Anne Bourgeois

Dans « Les Tueuses, Ces femmes complices de la cruauté nazie », Minou Azoulai et Véronique Timsit se plongent dans l’étude de la cruauté féminine, en s’intéressant plus particulièrement à la vie des femmes nazies.
Elles analysent la transformation de la pulsion de mort en pulsion de destructivité sous l’influence du nazisme, qui l’a légitimée et élevée au rang de norme.
Nous avons rencontré Minou Azoulai sur ce sujet dérangeant révélant les côtés les plus sombres de l’humanité.

 

Minou Azoulai, pourquoi avez-vous choisi d’écrire sur la cruauté féminine, un sujet encore tabou aujourd’hui?

Lors d’une conversation avec Véronique Timsit, nous avons évoqué les accusations portées contre les hommes en ce moment. Nous nous sommes alors demandé : «Et les femmes? Elles peuvent aussi être cruelles. Pourquoi cet esprit de vengeance et ce désir de contrôle?» Cette réflexion nous a poussés à explorer cette question.

Véronique, dont les grands-parents ont été tués par les nazis, avait un lien familial direct avec le sujet, ce qui lui donnait une perspective unique. C’est ainsi que nous avons décidé d’écrire ce livre ensemble. Nous avons convenu de nous attaquer à ce sujet, malgré sa complexité et la douleur qu’il peut susciter. C’était comme si nous devions accepter que même si l’on prône la libéralité et la liberté, nous devons aussi reconnaître les défauts humains et la cruauté des femmes. La cruauté peut être vue comme un instinct fondamental. Quand on est enfant, on peut vouloir tuer des mouches.

Comment avez-vous procédé pour raconter le parcours de ces 17 femmes?

Minou Azoulai : Nous avons collaboré avec des historiens, écouté des podcasts, visionné des émissions et consulté divers entretiens. Nous avons réalisé de nombreuses recherches. Véronique adore ce genre de travail : elle a exploré de nombreuses archives, en Allemagne et en Autriche notamment, et a consulté une grande quantité de documents. Elle a également donné des conférences sur le sujet, notamment avec le père Patrick Desbois. Nous n’avons pas réalisé d’interviews directes. Nous avons sollicité des psychologues et utilisé des interviews déjà existantes. Nos sources principales étaient des portraits de ces femmes et des archives historiques. C’est pourquoi notre livre n’est pas une enquête classique, mais plutôt une exploration sur la cruauté humaine.

Y a-t-il des motivations personnelles spécifiques, comme le désir de pouvoir, de reconnaissance ou de statut, qui ont poussé certaines femmes à embrasser la cruauté?
Les femmes allemandes, pour la plupart des paysannes sans grande éducation, répondaient aux annonces affichées par le régime nazi. D’un côté, elles étaient encouragées à rester chez elles, suivant le modèle du «Kinder, Küche, Kirche» (enfants, cuisine, église). Cependant, lorsque le régime a commencé à recruter des femmes pour travailler à l’Est, comme en Pologne, elles ont vu là une opportunité de progression sociale. Elles cherchaient à se conformer à un modèle qui leur offrirait une reconnaissance et une place qu’elles ne pouvaient pas obtenir autrement. Elles sortaient de leur ferme ou de leur petite famille bourgeoise, mais en temps de guerre, il fallait s’intégrer pour ne pas être marginalisé, pour éviter le risque d’être perçu comme différent. Pourtant, cette reconnaissance sociale avait un coût. Pour gravir l’échelle sociale, elles devaient plaire aux officiers et aux cadres, ce qui impliquait de faire du zèle, d’établir des listes et de suivre les ordres.

Notre livre n’est pas une enquête classique, mais plutôt une exploration sur la cruauté humaine

Elles étaient conscientes de leurs actions. Le cas du Dr Hertha Oberheuser est particulièrement révélateur, mettant en lumière la question de l’ascension sociale. Devant ses juges, elle a reconnu qu’il était presque impossible pour une femme de faire carrière dans le secteur public en Allemagne. Elle a dû entrer dans un camp de concentration à Ravensbrück pour trouver cette opportunité. Ainsi, les femmes ont échappé à la sphère domestique, mais cela soulève des questions sur les pressions sociales qui les ont poussées à prendre part à des actes de cruauté pour obtenir une forme de reconnaissance.

Minou Azoulai, Véronique Timsit- Livre, Les tueuses, ces femmes complices de la barbarie nazie

Un livre sur un sujet encore tabou aujourd’hui, la cruauté féminine

Y a-t-il un élément déclencheur ou une prédisposition qui les pousse à agir ainsi?

Le nazisme a profondément influencé la perception des Juifs en les dépeignant comme des non-humains, ouvrant la voie à des actes de cruauté impensables. Cette déshumanisation a offert une justification morale à de nombreux individus pour commettre des atrocités. Les affiches, les dépliants et les caricatures du régime nazi décrivaient les Juifs comme des parasites, ce qui a contribué à normaliser leur traitement inhumain. Lorsque quelqu’un est considéré comme moins qu’un être humain, il devient plus facile de justifier la violence à son encontre. Ce phénomène semble lié à une pulsion de mort, autrefois limitée au cercle familial, mais que le régime nazi a libérée, permettant aux femmes de l’exprimer sans contraintes. Le désir de tuer ne se limitait plus à suivre des ordres, il faisait partie d’un système qui encourageait et validait la violence. Environ 500000 femmes ont été sélectionnées pour leur aptitude à tuer, illustrant un effondrement total de l’humanité et un exemple flagrant de la déshumanisation à grande échelle.


Le fait que le régime nazi ait déshumanisé les Juifs a-t-il donné aux femmes nazies le feu vert pour agir de manière bestiale, en se libérant de toute contrainte culturelle
?

La culture est censée jouer un rôle majeur dans la régulation des comportements humains. Elle établit des normes et des valeurs qui influencent la manière dont les gens agissent et réagissent aux situations. Cependant, même dans un contexte culturel où la violence est largement contrôlée, des instincts cruels peuvent émerger. L’histoire regorge d’exemples où des individus ou des groupes ont basculé dans la barbarie, même dans des sociétés structurées. Lorsqu’on transforme des êtres humains en objets ou en entités inférieures, il devient plus facile pour certains de commettre des actes d’une brutalité extrême sans état d’âme. Comme Magda Goebbels, qui a tué ses propres enfants pour qu’ils ne grandissent pas dans un monde sans nazisme.

Quelle était la place des femmes au sein de la hiérarchie nazie?

Les femmes n’ont jamais vraiment eu des rôles hiérarchiques importants, du moins officiellement. Prenez le cas d’Irma Grese qui assistait Josef Mengele. Elle avait un rôle très spécialisé, mais sans autorité formelle. Toutes ces femmes ont tout de même profité de la promotion sociale et de revenus financiers, mais elles n’avaient pas la possibilité d’atteindre les plus hauts niveaux de la hiérarchie ni de donner des ordres officiels comme les hommes. Cependant, certaines femmes comme Herta Oberheuser ou celle qui a donné l’ordre de déporter Anne Frank ont pris des libertés en donnant des ordres officieux.

Bien qu’elles n’aient pas de pouvoir hiérarchique officiel, elles ont trouvé des moyens de se faire entendre

Bien qu’elles n’aient pas de pouvoir hiérarchique officiel, elles ont trouvé des moyens de se faire entendre. Elles couchaient avec des officiers, elles voulaient plaire, elles organisaient des réunions… C’est comme si elles jouaient un jeu sans règles claires. Il est important de noter qu’il y avait un contexte de folie collective. Les gens étaient drogués, ils buvaient. Les officiers étaient constamment à table, entourés de femmes prêtes à tout pour grimper dans la société. On leur fournissait de la drogue, des amphétamines, tout ce qu’il fallait pour que la morale s’efface. Cela n’excuse rien, mais cela donne un aperçu de la manière dont certaines femmes ont agi pour s’imposer dans une structure de pouvoir qui leur était largement interdite. Le contexte d’extrême violence et de dérèglement moral explique pourquoi ces femmes ont pu accomplir des actes aussi horribles.

Livre Minou Azoulai , les tueuses, ces femmes complices de la cruauté nazie

Irma Grese assistante de Josef Mengel

Pourriez-vous nous parler de la Croix-Rouge allemande et de son rôle pendant le régime nazi?

Nous savions que la Croix-Rouge avait eu des épisodes sombres. La Croix-Rouge allemande a été formée pour soutenir le régime nazi. Véronique a découvert comment cette formation avait inspiré la Wehrmacht, avec ses entraînements rigoureux. Elle a trouvé des preuves dans les archives. Pour elle, c’était tout à fait cohérent que la Croix-Rouge allemande et la Wehrmacht aient des formations similaires. C’est frappant de voir des photos d’infirmières de la Croix-Rouge qui étaient en réalité des agents du régime. Cela donne des frissons, et c’est là que l’ampleur de l’influence du nazisme se révèle.

Après la Seconde Guerre mondiale, la justice a-t-elle abordé différemment les crimes commis par les femmes par rapport à ceux commis par les hommes?

Le jugement des femmes qui ont participé aux crimes nazis est complexe, et des préjugés de genre influencent souvent les verdicts. J’ai entendu de nombreux témoignages de juges et de témoins qui étaient totalement stupéfaits par les actes commis par certaines femmes. Elles restaient stoïques, niant tout lien avec les crimes, laissant les juges se demander : «Comment une femme peut-elle faire ça?» Bien que certaines aient été condamnées, leur nombre reste faible, peut-être deux, et le fait que les preuves aient été soigneusement cachées par les nazis n’a pas aidé. Les femmes, n’ayant pas de rôle hiérarchique officiel, ont souvent bénéficié du doute. Certaines ont été condamnées à des peines de prison, mais ont ensuite été libérées et ont pu refaire leur vie, parfois aux États-Unis ou ailleurs en Europe. Par exemple, Hertha Oberheuser, condamnée à 20 ans de prison, a été libérée quelques années plus tard, puis a exercé comme pédiatre. Elle a été reconnue par des survivants de Ravensbrück. Elle a fait appel, a gagné et continué à travailler dans un laboratoire jusqu’à sa mort en 1978 dans une maison de retraite, menant une vie apparemment tranquille. Les juges savaient qu’ils devaient faire des choix difficiles. Condamner toutes ces femmes à mort aurait été comme condamner l’Allemagne entière, alors qu’il y avait une volonté de réconciliation.

procés à Nuremberg de Herta Oberheuser

Herta Oberheuser lors de son procès en 1947 à Nuremberg

Qu’avez-vous ressenti en écrivant ce livre?

Honnêtement, cela a été terrible. Ce qui nous a le plus choqués, c’est de constater que certaines femmes étaient capables de tuer des enfants sans hésitation, puis de rentrer chez elles et d’embrasser les leurs. C’est comme si elles pouvaient compartimenter leur cruauté, considérant un bébé comme un objet sans valeur parce que c’était un Juif, tout en gardant une façade de douceur avec leur propre famille.


Les Tueuses Ces femmes complices de la cruauté nazie

S’attaquer à un sujet difficile, celui de la cruauté féminine a été une gageure. Surtout lorsque l’imaginaire collectif a depuis la nuit des temps représenté la femme comme un être sacré, à l’image de la Vierge Marie.  Comment une femme, épouse dévouée, mère sacrificielle, ayant en ses entrailles la vie, peut-elle nourrir en elle des pulsions de mort ou de destruction? Et pourtant, l’histoire regorge de récits d’infanticides et de meurtres effroyables commis par des femmes, qu’elles soient des figures de pouvoir ou de simples paysannes. Mais qu’est-ce que la cruauté au juste? À l’origine, «cruor» désigne le sang répandu, et par métonymie, la chair ensanglantée. Les Romains utilisaient le terme «sanguis» pour parler du sang circulant dans le corps et de la force vitale. Ainsi, dans son sens premier, l’acte de cruauté est une forme spécifique de violence qui consiste à déchirer les corps. Minou Azoulai et Véronique Timsit explorent, au travers de 17 portraits de femmes nazies et de  2 autres contemporaines, la manière dont la pulsion de mort peut se transformer en pulsion de destructivité lorsqu’elle est légitimée par un système comme le nazisme qui l’a érigé en sens. C’est aussi l’échelle des nombres qui interpelle. En 1930, 10 millions de femmes faisaient partie du Parti nazi. C’est un chiffre colossal. La violence y règne, détachée de toute contrainte culturelle ou morale, et la déshumanisation de l’autre peut justifier les pires atrocité. Ce thème profondément perturbant met en lumière les aspects les plus insupportables de notre humanité , lorsque le racines du mal étranglent toute  chance de rédemption. Comme l’a écrit Hannah Arendt, la banalité du mal montre que n’importe qui peut sombrer dans un processus de déshumanisation irréversible. Un ouvrage nécessaire

Minou Azoulai, Véronique Timsit Les Tueuses Ces femmes complices de la cruauté nazie
Editions Privat,19,90 €


À propos des auteurs

Minou Azoulai

Réalisatrice, productrice de nombreuses émissions audiovisuelles pour la télévision et couronnées de plusieurs prix pour ses documentaires télévisés, MINOU AZOULAI est aussi journaliste et l’auteure de nombreux livres, essais ou documents remarqués en librairie.

Véronique Timsit

Diplômée d’architecture, auteure, scénariste et conférencière, VÉRONIQUE TIMSIT a une histoire familiale intimement liée à l’holocauste, elle fait partie de ce que l’on appelle la deuxième génération.

 

Anne Bourgeois 

 

Photos@ Wikipedia Commons

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