caillebotte, orsay

Gustave Caillebotte et Céline Laguarde au Musée d’Orsay
Quand l’art renverse la table !

par Anne Bourgeois

Le musée d’Orsay propose cette saison, deux expositions surprenantes qui, bien qu’apparemment distinctes, se rejoignent dans leur volonté de bousculer les conventions de leur temps.

D’un côté, Gustave Caillebotte, peintre impressionniste dont les compositions réinventent le cadre et le regard porté sur le corps masculin. De l’autre, Céline Laguarde, photographe pionnière, qui défie les stéréotypes de son époque en imposant son talent et ses innovations techniques dans un domaine alors dominé par les hommes. Ces deux univers se rencontrent dans une réflexion commune sur la modernité et la rupture avec les normes artistiques et sociales du XIXe siècle.

Gustave Caillebotte

C’est l’exposition la plus attendue de cet automne, l’événement pictural de la rentrée organisé l’année du 130e anniversaire de la mort de l’artiste (1894), qui correspond également à la date du legs de son incroyable collection de peintures impressionnistes à l’État. 70 œuvres de Gustave Caillebotte sont présentées au Musée d’Orsay qui réunit ses plus importants tableaux, pastels, dessins, photographies et documents sous le thème Peindre les hommes, résumant le goût de l’artiste pour les figures masculines.

C’est vrai que la femme est rare, quelquefois à un détour, on aperçoit une silhouette de dos, de noir vêtue, ou un seul nu, disproportionné, dans un canapé gigantesque, comme si la matière avait pris en ses rets les courbes féminines et déformé ses proportions. Le peintre aime à l’évidence le corps masculin, il suffit pour cela de se planter devant «L’homme au bain».

Exit les modèles féminins, place aux hommes

L’homme est nu, de dos, ses fesses sont viriles et noueuses, ses pieds arrimés au sol, comme une statue tellurique. Cette toile nous proclame que la chair est victorieuse. Rien de sexuel en apparence, même si l’entre-jambe du sujet, bien que dans l’ombre, apparaît comme étant le centre de gravité de la toile. Son regard porté sur le corps des hommes, rentiers ou ouvriers, a acté une rupture avec la tradition. En dehors de Caillebotte, aucun autre peintre ne représentait ce genre de scènes. Exit les modèles féminins, place aux hommes, et pour nous visiteuses, cela nous change de la sempiternelle représentation des femmes nues et lascives à leur toilette!

Mais ce qui peut être saute aux yeux au-delà de ses représentations avant-gardistes du corps masculin, ce sont ces cadrages d’une modernité radicale. Avec ses incomparables perspectives abruptes, ses vues plongeantes, ses personnages de dos aux visages invisibles, ses premiers plans, ses effets de distorsion et de flou, ainsi que ses mises au point sur des fragments du sujet, sa peinture anticipe la perspective photographique et le cinéma, nous frappant par son utilisation inédite de techniques qui n’avaient pas encore été explorées dans la peinture. Bien sûr «Les raboteurs de parquet», qui montre l’intérêt de Caillebotte pour le travail physique et la question sociale, le geste et les avant-bras musclés des ouvriers dans l’effort, sont peints en plongée, avec cette lumière du Nord qui les rend si réalistes.

Mais parmi les plus marquants «Le boulevard vu d’en haut» peut être le plus cinématographique d’entre eux, où l’on ne peut s’empêcher de penser à un plan de Martin Scorsese dans Le temps de l’Innocence ou «Le Pont de l’Europe,» un fragment de la réalité qui se poursuit hors du cadre avec en arrière-plan des poutres métalliques aux motifs géométriques surprenants. On sort sonné de l’exposition, tant la force de ces œuvres nous rappelle que l’art a pour mission de bousculer les conventions et que, comme le disait Lavoisier, «Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme.»

caillebotte, les rabotteurs

Raboteurs de parquet, 1875, huile sur toile © RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / Franck Raux

 

caillebotte exposition orsay

L’homme au bain, 1884, musée des Beaux-Arts de Boston

caillebotte, orsay

Le Pont de l’Europe, 1876. Huile sur toile, Genève, Association des amis du Petit Palais.

Céline Laguarde, une femme pionnière

À quelque pas, on s’engouffre dans l’exposition Céline Laguarde (1873-1961), une femme pionnière dans un monde dominé par les hommes. Céline Laguarde, une esthète du pictorialisme qui fait assez remarquable pour le souligner, rencontra le succès, la fortune et la reconnaissance de son vivant. À une époque où les femmes étaient rarement distinguées comme artistes, la photographe s’impose non seulement par son talent, mais aussi par des innovations techniques étonnantes en photographie. Elle rompt avec l’image classique de la femme cantonnée à la sphère domestique. Portraits, études de figures et paysages permettent de mesurer la réputation de virtuose acquise par la photographe dans le domaine des procédés pigmentaires, notamment avec la gomme bichromatée encore considérée aujourd’hui parmi les techniques de tirage les plus complexes et sophistiquées.

Pas de nus ici, mais des portraits flous

Pas de nus ici, mais des portraits flous, des études de modèles, des encres grasses, des compositions d’inspiration symboliste et des paysages évanescents, ce fascinant corpus narre une autre histoire de la photographie. On découvre de nombreux visages de femmes, capturés face caméra ou de profil, enveloppés dans la douceur de leurs longs cheveux, chaque trait de leur visage capte la lumière, comme pour révéler une beauté simple, presque silencieuse. Et puis quelques photographies d’hommes célèbres, de nombreux compositeurs, dont Darius Milhaud avec lequel elle a établi une intense complicité créatrice. C’est le mariage qui l’arrêtera dans son œuvre, l’art domestique triomphant de l’art tout court à cette époque. Heureusement, il nous reste à voir plus de cent trente épreuves originales de l’artiste qui grâce au Musée d’Orsay sort d’un siècle d’oubli.

 

Stella, 1904, photogravure en taille-douce

orsay

Portrait de Mlle S. de M., vers 1905, collection particulière

Portrait de Darius Milhaud, vers 1920

Gustave Caillebotte (1848-1894)
Peindre les hommes
Du 08 octobre 2024 au 19 janvier 2025

Céline Laguarde (1873-1961)
Photographe
Du 24 septembre 2024 au 12 janvier 2025

Musée d'Orsay
Esplanade Valéry Giscard d'Estaing 
75007 Paris

 

Anne Bourgeois

 

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