Élodie Navarre, à l’affiche de L’Injuste, affronte Jacques Weber dans une partition tendue, où sa voix, d’abord un souffle à peine éclos, flotte à la lisière du silence avant de vibrer, de se creuser, de trembler en un frisson violent avant l’embrasement. Elle est de la trempe de ces actrices dont le temps effleure les contours sans jamais les effacer, après trois décennies sur les planches et devant la caméra. À 46 ans, l’actrice et réalisatrice engagée avance avec la joie souveraine de celles qui savent que les heures au cadran de la montre, loin de l’effacer, l’affermissent et que, dans cette patine, lui naissent les ailes du désir.
Vous êtes actuellement dans la pièce L’Injuste au théâtre La Renaissance, aux côtés de Jacques Weber. Ce texte explore les mécanismes du mal. Comment avez-vous abordé la complexité de votre personnage ?
Élodie Navarre : Quand j’ai découvert L’Injuste, j’ai été happée par la force du sujet et de l’écriture. Comme beaucoup, je ne connaissais pas François Genoud et je me suis dit : « C’est fou, ces hommes de l’ombre qui ont commis l’impensable et qui n’ont jamais été jugés. » Puis, j’ai ressenti une forme de réserve… Ce n’était pas de la peur, mais devions-nous aborder le sujet du conflit israélo-palestinien, même si l’histoire se déroule en 1993, dans cette période actuelle si dramatique ? Était-ce le bon moment ? Mais c’est ça, le théâtre. Il n’est pas là pour rassurer. Il interroge, il percute.
Et mon personnage est fascinant. Elle se présente comme journaliste, mais ce n’est pas une interview ordinaire. Ce qu’elle veut, ce n’est pas un scoop, c’est comprendre l’origine du mal. Et ce qu’on a dans la tête quand on justifie l’injustifiable. C’est un rôle vertigineux. Pendant une heure, elle encaisse. Sans réaction apparente. Dans la vie, si quelque chose me déplaît, je réponds immédiatement. Là, il fallait accepter d’être écrasée. C’était difficile, presque contre-nature pour moi. Je dois attendre le bon moment. Et c’est toute la complexité de mon jeu. Il faut tressaillir, mais pas plus, faire ressentir une vibration infime sous la peau, une tension prête à éclater. Être sur scène, sans gestuelle superflue, sans surjeu, en équilibre constant entre la retenue et l’intensité est un tour de force. Il faut accepter une heure d’écrasement pour un quart d’heure de jouissance.
« Les rôles féminins restent trop rares. Il faut que ça change en profondeur. »
À l’âge de 46 ans, comment percevez-vous l’évolution du regard du cinéma et du théâtre sur les actrices de votre génération ?
Dans mon métier, nous sommes constamment exposées, surtout au cinéma. Chaque détail du visage est scruté, la caméra traque le moindre signe du temps. Il y a une période charnière, on ne va pas se mentir. Autour de 40-45 ans, quelque chose bascule. Ça évolue un peu, mais les rôles se font plus rares. On est nombreuses pour peu de propositions. Et puis, il y a cette idée bien ancrée qu’avec l’âge, les opportunités se raréfient. J’ai souvent entendu : « C’est une pyramide. » Moins d’auditions, moins de rendez-vous… C’est ce que me disent des copines comédiennes, mais pas seulement. Dans les milieux où l’image compte, on valorise avant tout l’énergie de la jeunesse. Au théâtre, c’est différent. Pas de caméra braquée sur chaque ride, pas de regard obsédé par l’âge. Ce qui compte, c’est la voix, la présence, l’intensité. Mais, là aussi, les grands rôles restent majoritairement masculins. J’adore des pièces comme Sœurs de Pascal Rambert, qui offrent deux rôles féminins passionnants. Toutefois, ces rôles demeurent trop peu nombreux. Tout commence par les auteurs et scénaristes, qu’il faut inciter à écrire davantage de rôles féminins. Ça bouge, mais le regard du cinéma et du théâtre reste très masculin. Même quand il y a des rôles pour les femmes, ils sont souvent pensés dans un cadre construit autour des hommes. Il faut que ça change en profondeur. Ce n’est pas parce que cinq rôles formidables ont été écrits pour des actrices de plus de 40 ans que tout bascule. La maturité est une force. Il faut juste que les rôles suivent.
Quel a été l’impact de la maternité sur votre relation au travail et sur votre manière d’équilibrer votre vie professionnelle et personnelle ?
Élodie Navarre : Gérer ma carrière et ma vie de mère a été possible grâce à ma mère exceptionnelle. J’espère devenir la grand-mère qu’elle est, car elle m’a permis de continuer mon métier. Elle aurait pu dire : « Maintenant, c’est mon tour. J’ai élevé mes enfants, je profite. » Mais non. Elle a pris le relais, et mon chéri et moi avons pu poursuivre nos projets sans culpabilité. Même chose pour ma belle-mère aussi du même bois. J’ai beaucoup d’amies dont les mères ne veulent pas s’impliquer, et je mesure la chance que j’ai. Rien ne remplace une grand-mère aimante, qui a un rapport plus doux, plus rassurant avec les enfants. J’ai aussi appris qu’on ne peut pas élever un enfant seule. Il faut plusieurs figures, pas seulement la famille, mais aussi les voisins et les amis. J’aime cette idée qu’à un moment donné, les enfants ne sont pas que les nôtres, mais ceux du collectif. Ce mode de vie plus solidaire est essentiel. Voici l’équilibre : ne pas être seul.
Grâce à ma mère, j’ai pu poursuivre ma carrière sans culpabilité. J’espère être une grand-mère aussi présente qu’elle l’a été pour mes enfants
La maternité m’a profondément changée, notamment dans ma relation avec mon métier. Avant, quand un tournage se terminait, c’était une petite mort. L’équipe, c’était ma famille, on vivait ensemble. Puis, du jour au lendemain, tout s’arrêtait. Aujourd’hui, je savoure chaque projet, mais je ne suis plus dans la dépendance. Le dernier jour de tournage, c’est « hop, cut ! » Adieu tout le monde, c’était génial, et je retourne à ma vie. Finalement, c’est une force. Être pleinement dans l’instant, sans avoir peur de ce qui vient après.
Avec l’âge, notre rapport au corps change. Comment vivez-vous cette transformation aujourd’hui ?
J’y suis dans cette période qui va vers mon autre demi-siècle et j’en suis heureuse. Avec le temps, on va droit au but. On parle plus franchement, on s’affranchit de filtres inutiles. Il y a moins de peur du jugement, moins de retenue. Avant, il y avait toujours cette petite angoisse en arrière-plan, cette crainte de ne pas dire ce qu’il faut, de ne pas être perçue comme il faut. Aujourd’hui, c’est différent. Même si mes réponses sont nulles, ce n’est plus un problème.
Pendant longtemps, j’ai cherché une forme de performance, cette envie de prouver, d’être à la hauteur. C’est d’ailleurs le thème de mon court métrage Lait amer : l’histoire d’une femme rejetée parce qu’elle est « sous-performante ». Maintenant, si j’ai vécu un bon moment, alors tant mieux. Ce qui sera retenu, et ce qui ne le sera pas… Tant pis.
L’essentiel, c’est d’être là, pleinement, de profiter de ce qui est. Parce qu’au fond, ce qui distingue une femme, ce n’est ni sa peau ni ses cheveux, mais ce qu’elle dégage. On peut s’arrêter à l’apparence ou voir au-delà. Mais quand on perçoit l’énergie d’une personne, la beauté devient secondaire. On entendra toujours : « J’ai adoré cette femme parce que… », mais jamais : « Je ne l’ai pas aimée parce qu’elle n’était pas belle. » Alors, oui, parler d’énergie est bien plus intéressant que parler de physique.
Mais c’est vrai que cette deuxième partie de vie a quelque chose de vertigineux. On se dit qu’il reste encore 40 ans… mais on ne sait pas ce qui va se passer. Ce qui me frappe, c’est ce contraste : on atteint un âge où l’on a enfin compris beaucoup de choses sur soi, sur les autres et sur la vie, et pourtant, notre corps, lui, va commencer à imposer ses propres limites, la maladie, la mort. Comment fait-on face à tout ça ? On avance, on continue à s’enrichir et à construire. On prend tout ce qu’il y a à prendre. Et surtout, on ne laisse pas la peur nous freiner.
« « Le temps passe, chacun son choix. Moi, je laisse venir. »
Quels rites quotidiens ou routines suivez-vous pour entretenir des liens équilibrés entre votre corps et votre esprit ?
Avec le temps, j’ai compris que ce qui est important, c’est moins l’apparence physique que l’énergie vitale qu’on dégage. C’est pourquoi je travaille depuis des années avec Catherine Retoré, une spécialiste de la respiration qui m’a rééduquée et transformée. Avant, j’avais un trac paralysant, des angoisses qui me coupaient la respiration. La respiration, c’est le moteur. Elle oxygène, empêche les pensées négatives d’envahir l’esprit. Le souffle est un élan intérieur. Si je passe une soirée avec des amies qui ne parlent que de crèmes miracles et de soins révolutionnaires, je vais rentrer chez moi et me dire : « Ah oui, c’est vrai, je ne me démaquille pas toujours, peut-être que je devrais… » Mais ce n’est pas mon problème.
Ce qui compte, ce n’est ni la peau ni les cheveux, mais l’énergie et l’élan qu’on porte en soi
Ce qui me nourrit, c’est la respiration, le mouvement. Ce qui me fait du bien, c’est l’énergie, pas un masque LED. Bien sûr, la question du vieillissement m’a traversé l’esprit. Nous ne sommes pas toutes égales face à lui. Moi, je continue à jouer des rôles de trentenaire. La génétique y est pour beaucoup. Cependant, comment ne pas être frappée par l’évolution des visages qu’on connaît depuis toujours ? Certaines comédiennes sont figées par la chirurgie, d’autres laissent le temps marquer chaque trait. Et dans les deux cas, ça me fait un choc. On se dit : « Elle a changé, elle y est passée. » Ni bien ni mal. Juste un constat. Donc, que faire ? Lutter ? Accepter ? Chacune trouve sa réponse. Pourquoi juger une femme qui lisse sa peau si ça la rassure ? Ce serait absurde de dire : « Non, c’est mal. » Si ça lui fait du bien, tant mieux. Alors, tant que ça ne me pose pas de problème, je préfère ne pas y penser. J’ai commencé ce métier à 16 ans, je n’ai pas de plan B, par conséquent, je laisse venir. Peut-être qu’un jour je changerai d’avis, peut-être pas.
Anne Bourgeois
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Photos Élodie Navarre et Jacques Weber©jontychampelovier