Mais c’est quoi, le kink ? Un mot anglo-saxon, certes mais surtout une manière joyeuse de dynamiter les normes sexuelles traditionnelles. Fantasmes, jeux, sexualités créatives : Axelle de Sade et Meta Tshiteya en ont fait un manuel à mille lieues d’une relecture du divin Marquis sous stéroïdes. Leur approche est sororale, avec le consentement bien sanglé aux lèvres. Né dans l’onde de choc de #MeToo, ce livre résolument politique démonte les vieux récits patriarcaux et tend les clés du plaisir à qui veut bien les prendre — avec ou sans fouet. Bref : un ouvrage qui ne se lit pas seulement avec les yeux… et se dévore bien cru. Rencontre avec Axelle de Sade et Meta Tshiteya.
Comment les femmes — et notamment les boomeuses — se réapproprient-elles leur sexualité face aux normes, à la honte, à l’invisibilisation ?
Meta : Je pense que beaucoup de femmes se réapproprient leur sexualité à travers un conflit. D’abord un rejet, un stop, après avoir trop souvent dit oui pour ne pas vexer. Puis vient la révolte — en premier lieu individuelle, puis collective avec #MeToo. Comme à l’adolescence, on se construit contre. Là, c’est pareil. Ce regard normatif, oppressant, violent empêche les femmes de s’épanouir. Et cette honte du corps, du désir, ne vient pas de nulle part. Les sociétés animistes honoraient des figures féminines puissantes, rattachées à la fertilité, au plaisir, à la nature. Puis les religions monothéistes ont imposé des figures masculines, autoritaires, hiérarchisées. Le corps féminin est devenu un objet à contrôler, à soumettre. Ce basculement a formaté nos imaginaires. Il a lié plaisir à la faute, sexualité à la peur, désir féminin à la honte. Tout ça, il faut le déconstruire.
Axelle : Après la révolte vient l’émancipation, et elle passe par une question intime : qui suis-je ? C’est le point de départ du livre. Explorer sa psyché, car la sexualité est profondément liée à notre histoire — blessures, premiers émois, liens familiaux. On porte toutes des clés pour comprendre son désir. Il faut se demander : où j’en suis ? Avec qui j’ai envie d’être ? Est-ce que j’ai encore envie d’avoir une sexualité ? Et même : est-ce que j’en ai envie tout court ? Il ne faut pas tomber dans une nouvelle injonction à la sexualité. 99,9 % des relations sexuelles ne sont pas procréatives. La sexualité, ce n’est pas « la vie » au sens biologique. C’est autre chose.
Meta : Et puis il y a le regard qu’on porte sur notre corps. On se dit : « J’ai des rides, des plis, je suis vieille, donc je ne suis plus désirable. » C’est lié à l’invisibilisation des femmes dans les représentations sociales, culturelles, médiatiques.
Axelle : Il y a heureusement des évolutions. Sur les podiums, dans les pubs, on commence à voir plus de cheveux blancs, des corps différents. On montre des actrices comme Monica Bellucci, Sharon Stone. La désirabilité des femmes de plus de 50 ans commence à être reconnue. Moi, qui ai 50 ans, mon prochain projet est justement de travailler sur la désirabilité des personnes âgées, au sens large. C’est une question d’esthétique. Il faut raconter d’autres histoires, proposer d’autres récits. C’est ce qu’on explore dans le livre : une sexualité comme relation intime avec soi, avec son imaginaire, son histoire.
Après la révolte vient l’émancipation, et elle passe par une question intime : qui suis-je ? C’est le point de départ du livre
Comment, après 50 ans, la sexualité créative peut-elle aider les femmes à surmonter les transformations du corps, la baisse de libido ou les complexes, et devenir accessible à toutes ?
Meta : C’est là que la représentation joue un rôle fondamental. Le livre, par exemple, donne envie. Même si tu n’es pas dans une sexualité BDSM, tu te dis : « Mais qu’est-ce que je rate ? » Parce que le BDSM permet de sortir du modèle génital. Tu n’as pas à montrer ton corps. Tu peux rester dans le jeu, dans la suggestion.
Axelle : C’est exactement ça. Avec la sexualité créative, tu choisis tout. Ton apparence, ton rôle, ton langage, ton tempo. Tu peux même donner un nom à ton personnage. Moi, j’ai créé une dominatrice — forte, autoritaire, sûre d’elle. Et ce personnage m’a aidée à m’aimer dans la vie réelle. Il m’a offert de la puissance. Il m’a reconnectée à mon désir.
Meta : C’est une forme d’empowerment. À 50 ans, tu fais du sur-mesure. Tu t’émancipes des vieux schémas. Et ce qui est fort, c’est que tu n’as pas besoin de le partager avec quelqu’un. Ce que tu construis, tu peux le garder pour toi. C’est une alchimie très intime.
Axelle : Mais la vraie question, c’est : comment on y accède ? Le livre, les rencontres, les événements… tout ça circule surtout dans des cercles militants, à Paris. Et la femme isolée, en Creuse ou en Ardèche ? Elle souffre en silence, souvent sans ressources visibles. Internet peut aider, mais beaucoup de choses se transmettent encore par bouche-à-oreille. Pour qu’elles osent, il faut les rassurer : leur dire que c’est légitime, qu’elles ne sont pas seules, que d’autres l’ont fait. Que le jeu sexuel peut devenir un espace de réconciliation avec soi-même.
À 50 ans, tu fais du sur-mesure. Tu t’émancipes des vieux schémas
En quoi le kink peut-il, après 50 ans, devenir un espace politique, réparateur et émancipateur pour redéfinir le désir, le consentement et le couple ?
Meta : Le kink est politique. Il dit : le plaisir se partage, le consentement est sexy. Ce n’est pas froid ni clinique. C’est parler de ses fantasmes, de ses limites, de ses zones de honte. Dire : « J’ai envie, mais j’ai honte », c’est déjà un acte de confiance. Le livre redonne espoir. Il dit qu’on a encore le droit d’explorer, ou de ne pas avoir de sexualité. Le choix est fondamental. Le kink transcende les genres. On sort du schéma actif/passif, dominant/dominé, pour entrer dans un imaginaire commun, un terrain de jeu coconstruit. Une révolution douce où le désir se discute, le plaisir se partage, le consentement devient érotique. Ce regard bienveillant permet d’oser dire : « Je n’ai pas envie d’être nue, j’ai une cicatrice », et d’entendre : « OK, raconte-moi. » C’est là que le politique rejoint l’intime. Le couple monogame hétéro peut être un espace d’amour… ou une prison. Il faut pouvoir redéfinir le contrat, le rendre vivant. Dans mon couple, on parle d’ouverture, d’honnêteté, de fenêtres à entrouvrir selon les besoins.
Le plaisir se partage, le consentement est sexy
Axelle : Le mot que je trouve le plus sexy ? Consensus. Le consentement, c’est la base du jeu. Parler de ce qu’on veut, de ce qui excite, c’est déjà sexy. Mais pour ça, il faut un regard bienveillant. Sinon, on se referme, on se tait. Ce regard, c’est un miroir. S’il est malveillant, il détruit ton image, comme dans Le Portrait de Dorian Gray. Mais dans un cadre sécurisant, tu peux tout réparer. Restaurer ton image à travers le respect, la tendresse, le jeu. C’est ça, le pouvoir du kink : être regardée autrement, et enfin te voir toi-même avec bienveillance. Je suis en couple. On a connu des creux, des bifurcations. Mais on a mis des mots : sur le désir ailleurs, l’absence ici. Ce n’est pas une trahison, c’est un dialogue. Et parfois, le kink permet ça : sortir du rôle, se re-rencontrer.
Comment vos expériences croisées ont-elles nourri un livre qui parle autant aux néophytes qu’aux femmes qui redécouvrent leur sexualité à 50 ou 60 ans ?
Axelle : J’ai vécu des choses très dures, une maladie surtout, qui m’a forcée à tout repenser. Quand tu frôles la mort, tu te demandes : qu’est-ce que je fais de cette nouvelle vie ? C’est là que j’ai décidé de devenir dominatrice professionnelle. Ce métier m’intriguait depuis longtemps, mais la stigmatisation m’avait freinée. J’avais un sein en moins, une perruque, et je recevais mes clients comme ça. Ce personnage m’a rendue vivante. Militante engagée, j’ai retrouvé, dans le travail du sexe, une cohérence entre mes convictions et une sexualité transgressive. Je ne voulais pas d’enfants. Mes créations sont mes bébés. Ce livre en fait partie : il transmet, interroge, permet l’acceptation.
Meta : On voulait un objet hybride. Ni guide ni manifeste. Quelque chose de joyeux, accueillant, profond. Qui parle au corps comme à l’imaginaire. Et qui touche aussi celles qui n’ont pas encore 50 ans. Une femme de 30 ans me disait : « J’ai peur de vieillir, de ne plus être regardée. » Ma fille de 13 ans aussi. Elle parle déjà de son corps, de la pression des réseaux, du dégoût. On a libéré la parole, mais oublié les récits positifs sur l’âge, la lenteur, la tendresse. Ce livre, c’est pour leur dire : vieillir peut être joyeux. À 60 ans, on peut encore s’inventer.
Comment créer des espaces sûrs et accessibles pour qu’elles osent explorer leur kink, sans honte ni peur du jugement ?
Axelle : À 50 ans, beaucoup de femmes arrivent blessées, honteuses. Il faut se reconstruire, réapprivoiser son corps. Le kink peut être un terrain bienveillant. La transmission est essentielle : collectifs, sexothérapeutes, ressources accessibles. Il faut banaliser des outils simples, comme le lubrifiant — indispensable dès 40 ou 50 ans, parfois avant. Et on n’ose pas en parler. Le lubrifiant, c’est la vie. Il faut aussi que les hommes parlent de la désirabilité des femmes de plus de 50 ans. Ce regard compte. Et puis, il faut essaimer : livres, podcasts, cercles… Et rappeler que ce chemin peut commencer seul, mais qu’il est toujours plus beau quand on le parcourt accompagnée.
Meta : Et surtout, rappeler que ce n’est jamais trop tard. Tu peux découvrir tes fantasmes à 55 ans, explorer ton kink à 60, te dire que tu es sexy à 70. Il n’y a pas de date limite à la joie.
KINK Manuel de sexualités créatives, 25 €.
Anne Carrière Éditions
Six chapitres conçus et écrits par Axelle de Sade, illustrés à l’encre noire par Stella Polaris, pour explorer les sexualités créatives avec autant de rigueur que de jubilation. Chaque pratique est expliquée dans le détail : règles d’hygiène, protocoles, recommandations, exercices, interviews… rien n’est laissé au hasard. Douze nouvelles sensuelles signées Meta Tshiteya traversent l’ouvrage et donnent chair à chaque univers. Du soft au plus hard, toujours dans la bienveillance — jamais dans la violence. Un manuel drôle, ludique et ultra-informatif, à lire autant avec le corps qu’avec la tête.
Axelle de Sade est dominatrice professionnelle, cofondatrice d’Érosticratie et du festival Érosphère, et fondatrice de l’École des Arts Sadiens.
Meta Tshiteya, ex-documentariste à Radio France, est spécialisée sur les questions de genre et de sexualité. Elle est aussi cofondatrice d’Érosphère et coauteure de Avez-vous le sens de l’amour ?
Stella Polaris, artiste à l’encre noire, est reconnue pour ses illustrations fines, drôles et détaillées, entre sensualité et poésie visuelle.
Anne Bourgeois