Avec l’adaptation des Liaisons dangereuses, le chef-d’œuvre de Choderlos de Laclos, Arnaud Denis nous plonge dans une tragi-comédie intemporelle, entre érotisme cru, questionnement sur le patriarcat et lutte entre masculin et féminin.
« Si pourtant vous m’avez vue, disposant des événements et des opinions, faire de ces hommes si redoutables les jouets de mes caprices ou de mes fantaisies ; ôter aux uns la volonté de me nuire, aux autres la puissance ; si j’ai su tour à tour, et suivant mes goûts mobiles, attacher à ma suite ou rejeter loin de moi ces tyrans détrônés devenus mes esclaves, si, au milieu de ces révolutions fréquentes, ma réputation s’est pourtant conservée pure, n’avez-vous pas dû en conclure que, née pour venger mon sexe et maîtriser le vôtre, j’avais su me créer des moyens inconnus jusqu’à moi ? »
Les mots tranchants de la marquise de Merteuil, issus d’une de ses premières lettres du roman, sont le fil conducteur implacable des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos, publié en 1782, adapté et mis en scène par Arnaud Denis.
Quoi de plus magnifique que cette langue du XVIIIe siècle, perfection du style et insolence des propos, qui, tout en nuances, nous plonge en apnée dans les abysses de l’âme humaine ? Pour ceux qui n’auraient pas lu ce roman épistolaire, le découvrir au théâtre est une véritable aubaine, tant l’adaptation est subtile et fait de l’œuvre une tragi-comédie.
Le metteur en scène accomplit un tour de force en respectant le verbe de Laclos sans trahir sa pensée, le modernisant pour aborder les problématiques contemporaines, notamment dans le contexte du mouvement post-MeToo. Il y est question de patriarcat, de la place de la femme, et de la manière dont elle subit les diktats de l’homme. Laclos explorait déjà avec une audace remarquable, pour son époque, la question du consentement, qui dans la pièce est violemment montrée dans la scène dérangeante où Valmont abuse de la jeune Cécile de Volanges.
La phrase « née pour venger mon sexe et maîtriser le vôtre » est la clé de voûte de l’édifice mortifère érigé par la Marquise dans son œuvre de destruction massive. C’est une victime qui cherche à s’en sortir par la revanche, laquelle finira par la consumer, un don Giovanni au féminin qui connaîtra l’enfer, la brisure intérieure et la solitude.
Le texte interroge sur un point essentiel de nos jours : comment les femmes peuvent-elles, sans pratiquer la politique de la terre brûlée, redéfinir une nouvelle relation avec le masculin ? Delphine Depardieu s’approprie le rôle d’une Merteuil tantôt cynique, tantôt tragique, qui évoque Lady Macbeth et dont on perçoit la souffrance, comme une plaie vive que le cynisme ne peut adoucir. Valmont représente quant à lui peut-être ce que sont les hommes aujourd’hui : fragiles avec leur masculinité chamboulée face aux femmes.
L’érotisme dans la mise en scène est manifeste, la sexualité est crue, et Merteuil en fait son étendard, une origine du monde qu’elle veut triomphante. La version d’Arnaud Denis appuie encore davantage là où cela fait mal, il pousse les libertins à se mettre à nu. L’absolu de l’amour n’est pas absent, il y a même une touche de Racine dans cette adaptation, on a envie de dire heureusement. Il est symbolisé par le personnage de Madame de Tourvel, incarné par Salomé Villiers, qui porte l’émotion, les ravages de l’abandon, et se montre bouleversante.
La tension s’installe tout du long des deux heures, sous les lumières vacillantes des bougies, accompagnées d’une musique sourde, la 7e symphonie de Beethoven et d’un décor de château. Les dialogues sont autant de coups de fouet, les mots d’une précision scientifique, Merteuil et Valmont, des vampires, vont œuvrer à sucer le sang de leurs victimes, mais finiront avec un pieu dans le cœur.
Le metteur en scène nous rappelle qu’on ne badine pas avec l’amour, et que certaines liaisons dangereuses peuvent être fatales. Au lendemain de la pièce, on se réveille avec le sentiment que beaucoup de choses sont à repenser, et que la vengeance, peut-être, n’est pas le bras armé de l’intelligence pour réinventer les relations entre femmes et hommes.
« Pour vous autres, les défaites ne sont que des succès de moins. Dans cette partie si inégale, notre chance est de ne pas perdre, et votre malheur de ne pas gagner. »
Les Liaisons dangereuses
D'après Choderlos de Laclos
Adaptation et mise en scène d’Arnaud Denis
Avec Delphine Depardieu, Valentin de Carbonnières, Salomé Villiers Michèle Andre,
Pierre Devaux, Marjorie Dubus et Guillaume De Saint Sernin.
Jusqu'au 29 décembre. Du mercredi au dimanche
Comédie des Champs-Elysées
15 avenue Montaigne
75008 Paris
Tél. 01 53 23 99 19
Anne Bourgeois
Photos ©Cédric Vasnier
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