Elle vient de ces terres où les frimas de l’hiver, une fois éclipsés, laissent les morsures du soleil alanguir les fruits de Dame Nature, juteux, offerts à la pulpe des lèvres. L’agrume comme boussole, tendue entre la mémoire et le geste : Claire Damon en fait des douceurs qui visent le frémissement avant l’extase en bouche. À la tête de ses deux boutiques « Des gâteaux et du pain », elle cultive une pâtisserie de saison, enracinée, mais aérienne. Un engagement dans un métier où les femmes brillent encore à contre-jour. Claire Damon, elle, est de celles qui refusent qu’on les réduise, qu’on les taise ou qu’on les lisse. Rencontre.
Comment votre parcours personnel a-t-il contribué à façonner votre identité de pâtissière ?
Claire Damon : J’ai grandi aux confins de l’Auvergne et de l’Aveyron. Cette nature sauvage et authentique m’a profondément marquée : elle m’a enseigné la patience, la précision et le respect du vivant. Elle continue de guider ma main de pâtissière. J’ai d’abord fait mes débuts en cuisine avant de bifurquer vers la pâtisserie. J’ai choisi l’apprentissage — plus rude, mais plus formateur — puis j’ai poursuivi à Ferrandi, où j’ai appris la rigueur et l’architecture d’un dessert. Mon goût, lui, remonte bien plus loin. Il vient de mes arrière-grands-mères, qui cueillaient dans le potager des fruits encore chauds, du gâteau aux noix (mon préféré), de la fouace, des tartes aux pommes, du gâteau à la broche. En 1995, sélectionnée pour le concours du meilleur apprenti, je suis allée à Paris. Un macaron signé Pierre Hermé a bouleversé mes plans. J’ai poursuivi chez Ladurée, au Bristol, au Plaza. Mais la pâtisserie d’apparat ne me correspondait pas. Ce qui me fait vibrer, c’est la nature, les parfums, la création.
Vous avez travaillé chez Pierre Hermé et Christophe Michalak, dans un monde d’hommes… Quelle a été la plus grande leçon que vous en avez tirée en tant que femme dans un milieu aussi masculin ?
Quand je suis entrée dans le métier à 16 ans, j’étais une adolescente venue d’Auvergne, sans réseau, sans nom, sans transmission familiale directe ; être une femme, c’était perçu comme une faiblesse. Il fallait s’attacher les cheveux, oui — question d’hygiène, bien sûr. Mais il y a mille façons de s’attacher les cheveux… Et certaines signifient : « efface-toi ». » La première fois qu’on m’a dit : « Une femme ? Non merci, ça drague et ça sème le chaos en cuisine », j’ai encaissé. On m’a aussi parlé de « péché incarné ». Il y avait une violence très intériorisée.
La cuisine féminine était associée à la « popote à la maison », alors que je rêvais de travailler dans le monde professionnel
Nous devions nous fondre, gommer notre féminité. On portait des vestes trop larges, conçues pour des hommes. La cuisine féminine était associée à la « popote à la maison », alors que je rêvais de travailler dans le monde professionnel. Chez Pierre Hermé, nous n’étions que deux femmes : Colette Petremant et moi. J’ai rapidement compris qu’il fallait que je parle peu et que je fasse beaucoup pour me faire remarquer. J’ai appris à devenir une technicienne irréprochable en ne disant pas grand-chose et en me montrant très efficace. Ce qui m’a le plus marquée ? Le silence. L’invisibilité. Le fait de ne pas exister dans le regard de ses pairs.
Votre carrière s’est construite étape par étape, jusqu’à l’ouverture de vos boutiques. Comment votre façon d’entreprendre a-t-elle évolué ?
Dès le début, je savais que je voulais m’installer. Je pensais revenir en Auvergne, mais j’ai compris que le public curieux de ma pâtisserie était à Paris. Quand j’ai décidé d’ouvrir ma première boutique, je suis allée voir les banques avec mon dossier. Je me souviens encore du formulaire médical qu’on m’a fait remplir. On me demandait si j’avais subi une interruption volontaire de grossesse. C’était humiliant. J’ai envisagé de tout arrêter. Mais j’ai persisté. En 2006, avec David Granger, un boulanger de grand talent, j’ai ouvert « Des Gâteaux et du Pain » pour réunir en un même lieu le meilleur de la pâtisserie et de la boulangerie.
Votre carrière s’est construite étape par étape, jusqu’à l’ouverture de vos boutiques. Comment votre façon d’entreprendre a-t-elle évolué ?
En 2018, j’ai été élue Meilleure Pâtissière Boutique. Aujourd’hui, je gère la première boutique historique, située sur le boulevard Pasteur, ainsi que la seconde, rue du Bac. Je dirige une équipe de 35 personnes et je refuse d’ouvrir plus de magasins : c’est mon seuil d’exigence. En 2023, nous avons remporté le prix de la pâtisserie responsable. C’est cette reconnaissance qui m’importe : celle de la conscience.
En effet, votre pâtisserie met en avant le goût pur, les saisons, les produits bio… Comment votre vision a-t-elle évolué ?
Claire Damon : Je ne crois pas au goût biaisé. Je travaille avec des producteurs biologiques ou biodynamiques, des botanistes, des arboriculteurs passionnés par les variétés anciennes. Agrumes de Corse, rhubarbe de Picardie, fraise de Reims, pommes et poires de Bretagne… La nature donne le tempo. En 2021, j’ai eu l’honneur d’être choisie comme marraine de la campagne « Mon potager, c’est le Potager du Roi » pour restaurer le Grand Carré de Versailles, un chef-d’œuvre du XVIIe siècle. Certaines variétés de poires, telles que la Colmar ou la Bergamote de Bugey, y étaient déjà cultivées. Contrairement aux tendances actuelles, je préfère éviter l’excès de stimuli visuels. Mes desserts sont simples, jamais simplistes. Comme les natures mortes de Chardin, ils reposent sur une forme de silence, de retenue. Ma gamme ne dépasse jamais dix créations et s’adapte aux saisons. À l’atelier, en ce moment, c’est la saison des agrumes : quand on zeste un citron, il y a une fraîcheur qui éclate. Même quand on épluche la rhubarbe, il y a une sensation végétale, vive, presque printanière. J’ai envie de continuer à transmettre cette connaissance de la saisonnalité, des fruits, de ce patrimoine vivant qu’on a encore en France grâce à certains producteurs. Mais c’est fragile. Il suffit de peu pour que tout cela disparaisse, soit standardisé, nivelé. La nourriture porte des valeurs. Mes pâtisseries racontent cela.
Contrairement aux tendances actuelles, je préfère éviter l’excès de stimuli visuels. Mes desserts sont simples, jamais simplistes
Comment conciliez-vous plaisir sucré et équilibre alimentaire, notamment pour les femmes de plus de 50 ans ?
J’ai 48 ans et je me rends compte que mon corps ne réagit plus de la même manière qu’à 30 ans. Je le vois et je le sens, et mes clientes me le disent aussi : « Je ne peux plus manger n’importe quoi. » Je réduis systématiquement la quantité de sucre. Parfois, je le remplace par du miel, comme dans mes glaces. J’évite également les stabilisateurs, le glucose atomisé, les poudres déshydratées. Nos glaces sont plus denses, plus nourrissantes et plus authentiques. Mais il faut l’expliquer. Je suis convaincue qu’on peut conjuguer sensualité et modération.
Je suis convaincue qu’on peut conjuguer sensualité et modération
Ce que je propose, ce ne sont pas des produits « allégés », c’est un rapport renouvelé au goût. On ne mange pas trois gâteaux par jour. Mais un vrai gâteau, une fois par semaine, choisi, savouré, partagé — un moment de plaisir assumé —, c’est essentiel. Je dis souvent que « la pâtisserie, c’est de la tendresse comestible ». Une façon de se réconcilier avec soi-même, avec le temps et avec son corps.
Quels conseils donneriez-vous aux femmes, notamment aux Boomeuses qui souhaitent se reconvertir dans la pâtisserie ?
Ce métier est magnifique, mais difficile. Il demande une force physique, une endurance mentale, une précision constante. Sur le plan personnel, il faut aussi apprendre à travailler sans gratitude immédiate. À s’ancrer dans quelque chose de plus profond que l’ego ou la quête de reconnaissance. J’ai vu beaucoup de femmes arriver par la reconversion : ex-avocates, ex-banquières, mères de famille. Elles sont pleines d’enthousiasme, elles viennent chercher du sens, du concret, une vérité dans le geste. Et je crois — peut-être que c’est un cliché, je ne sais pas —, mais cette sensibilité à l’éphémère, au subtil, à la beauté fragile, c’est quelque chose d’assez féminin. Elles découvrent aussi la réalité du terrain : les horaires, la chaleur, la fatigue, les tâches ingrates.
C’est comme une formation musicale : on apprend par le geste, par la répétition. C’est du solfège
Au début, on se contente souvent d’exécuter plutôt que de créer. Il faut passer par six mois de four, de gestes répétés, encore et encore. C’est comme une formation musicale : on apprend par le geste, par la répétition. C’est du solfège. Certaines s’adaptent, d’autres non. Ce n’est pas une question de volonté, mais de résistance intérieure, la vraie : celle qui fait que l’on continue même quand personne ne vous applaudit, même quand on doute.
Quels sont vos projets pour l’avenir ?
Claire Damon : Je voudrais explorer d’autres temporalités. Je m’intéresse de plus en plus aux puddings anglais, ceux qui cuisent au bain-marie pendant des heures, parfois des jours. C’est un gâteau qui attend, qui prend son temps. Il mûrit, il s’améliore. On le déguste plus tard. Ce sont des gâteaux de la mémoire, presque méditatifs. J’aspire également à transmettre différemment. Non pas pour former des « chefs » en compétition.
Le parfum d’une fleur d’oranger, par exemple, c’est quelque chose de bouleversant
Pour appréhender un goût et la philosophie du métier, chaque ingrédient doit être raconté et chaque geste compris plutôt qu’appris. Et puis, j’aimerais écrire un nouveau livre, non pas de recettes, mais de goûts et de souvenirs d’instants suspendus. Le parfum d’une fleur d’oranger, par exemple, c’est quelque chose de bouleversant. Ces odeurs réveillent des images, des couleurs, des émotions… Et souvent, c’est comme ça qu’un gâteau prend forme. Écrire, c’est aussi une autre façon de pâtisser.
Des gâteaux et du pain
63, boulevard Pasteur , 75015 Paris
89 Rue du Bac – 75007 Paris
Lire aussi : la recette du gâteau Pamplemouse rosa de Claire Damon
Anne Bourgeois